Le prix Nobel décerné à Jean Tirole a fait souffler la brise d'un réconfort national. La ville de Toulouse n'est pas en reste au point de publier une pleine page promotionnelle, découverte dans les Echos du 15 octobre, accompagnée de "l'admiration" du maire. Il est vrai que l'occasion de s'enorgueillir ainsi de la distinction des autres était trop belle. Pour ma part, je l'aurais préféré narcissiquement plus économe. Mais je cède également volontiers à l'exercice, toutefois plus humble et plus conforme à l'éthique que je connais du récipiendaire, pour lui transmettre également mes félicitations.
Je voudrais poursuivre ici en soulevant quelques remarques et interrogations citoyennes.
La science économique est une science sociale et non une science exacte. Aussi puissants et exacts que soient ses modèles, ils ne peuvent résumer une réalité sociale et donc acter, a fortiori, de la solution du bien-être pour une société. Prétention que n'a pas - je le précise - Jean Tirole. Le monde n'est pas une équation.
Il n'y a pas de nobel dans les sciences humaines, excepté celui-ci. Et sa genèse a moins eu pour objet de consacrer une découverte que d'illustrer des travaux. Ce n'est pas un hasard car il n'y a pas de vérité, aussi drapée soit-elle de la rigueur modélisatrice d'une méthode. La difficulté médiatique à traiter l'évènement par son contenu scientifique est révélatrice. On lui préfère alors une lecture politique. Traitement singulier sachant qu'on ne demandera jamais si le nobel de physique est un néo-libéral. Cessons donc d'invoquer imprudemment les grandes catégories des catéchismes du moment dont l'objectif est si souvent de "corneriser" la pensée.
Seconde remarque sur ce qui est dit des travaux en question. Si le monde n'est pas réductible à une équation, d'où vient la force des analyses et solutions avancées depuis quelques années autour de la notion "pollueur=payeur".
Un consensus semble aujourd'hui établi autour de cette idée de taxation des externalités négatives de l'activité humaine. C'est le fameux caractère punitif ou désincitatif de la taxe érigée ainsi en outil de régulation efficace pour le bien public. Si je résume factuellement l'enjeu : le droit de répandre le mal (la pollution) a un prix. Celui d'une taxe.
En admettant l'efficacité de la chose, il n'en demeure pas moins qu'elle installe l'idée que toute chose a un prix et demeure ainsi réductible à un "tarif" et donc, en dernière instance, à une banalisation du comportement qui en oublie l'objectif de bien public lui-même.
Dans le prolongement de ce principe et pour agir sur la "pollution sociale" du chômage, pourquoi ne pas taxer aussi le licenciement et s'inscrire dans une vision du travail qui est celle d'un rapport marchand, d'un coût, ou d'une variable avant d'être celle d'un rapport social.
Le travail n'est pas que le terme d'une équation. Il est constitutif d'une émancipation humaine et la manifestation de l'encastrement du social dans l'économique. Remarquons à ce stade que l'une des motivations de cette idée, en l'occurence, n'est pas tant de limiter le recours au licenciement que d'en assouplir son usage. Ici, a contrario, la taxe "pollueur-payeur" n'est donc pas celle de la dissuasion. Ce qui en invaliderait donc son précepte et sa louable motivation générique.
Dans une récente tribune dont ce post n'est qu'un écho, le philosophe Jean-Pierre Dupuy citant un ouvrage de Michel Sandel, philosophe à Harvard ("Ce que l'argent ne saurait acheter" Seuil), évoquait l'exemple de crèches ayant décidé de faire payer une amende aux parents retardataires qui récupéraient leurs enfants après le travail. Et bien le paiement de l'amende à transformé l'obligation morale et la mauvaise conscience en achat d'un service marchand. Qu'arriva-t-il ? Les parents furent plus nombreux à arriver en retard. "Un présupposé de la théorie économique est que le bien et le mal sont de même nature mais de signes opposés". C'est ce qui s'appelle une équation.
Je pourrais poursuivre avec d'autres exemples. Il en va ainsi de l'idée en vogue de rendre le vote obligatoire. J'imagine que son non respect entrainerait donc le paiement d'une amende. Ne peut-on voir poindre là l'extension de cette logique de marchandisation à la démocratie ? Comment ne pas penser aussi à la prostitution dont l'enjeu se partage entre la régulation de ces externalités négatives et le combat contre la marchandisation à travers le paiement d'une amende par les prostitué(e)s dans le cas d'arrêtés municipaux ou de la part du client tel que délibéré par le Parlement ?
Je conclurais par le souvenir de mots prononcés par Lionel Jospin. L'économie de marché est une chose, la société de marché en est une autre. Si cette mise en garde est juste, alors réfléchissons bien aux principes qui guident les intentions louables. Il se pourrait qu'au lieu de valoriser l'esprit de responsabilité de l'individu, ils n'alimentent plutôt l'exonération d'une prise de conscience réelle.
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