Je propose de
revenir ici sur cette belle perspective du revenu universel. Le débat se
déroulant, émancipé de la compétition électorale de janvier dernier, on sent
peu à peu l'évolution du sujet en écoutant notamment, et précisément, Thomas
Picketty qui ne cautionne pas l'idée d'une allocation universelle unique pour
tous. C'est plutôt une bonne chose.
Explorant les
soubassements idéologiques du néolibéralisme, le philosophe Michel Foucault
montra en 1979 lors de son cours au Collège de France comment cette idée
pouvait tout à fait correspondre à une forme de gouvernement qui aurait renoncé
à l’objectif du plein-emploi et dont vous trouverez ici une note de lecture de Marie Calmette que je retrace dans ce billet.
La logique
néolibérale, expliquait-t-il, appréhende l’économie comme un jeu dont l’Etat
fixe les règles et assure l’application. Grâce au revenu garanti, « il
doit être impossible que l’un des partenaires du jeu économique perde tout et
ne puisse plus, à cause de cela, continuer à jouer ». En d’autres
termes, l’allocation universelle vise les effets de la pauvreté et dédaigne ses
causes. En garantissant de n’avoir plus rien à perdre, l’Etat invente ainsi
une clause de sauvegarde du système économique.
Joan
Robinson, figure keynésienne de gauche écrivait en 1962 : «La
misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de
ne pas être exploité du tout». Or, aujourd'hui, cette misère-là constitue
une forme d'impensé. Le doute est même persistant sur sa capacité de propulsion
émancipatrice. Dans cet impensé s'engouffre certainement le populisme. Cette
misère est bien une menace. A ce titre, on retrouvera d'ailleurs utilement le pertinent éclairage de P. Rosanvallon publié en 1995 relatif à "la nouvelle question sociale".
Renouons ici avec la
vieille distinction marxiste entre d'une part, la "classe en soi" et
d'autre part la "classe pour soi", consciente de son exploitation et
des rapports d'exploitation qui la mettent en mouvement pour s'arracher de sa
condition. Ce n'est pas la misère qui définit le "prolétariat".
Il n'est pas étonnant, sur
cette suggestion de revenu universel, de voir se conjuguer la sincérité
progressiste du socialiste et le calcul libéral du conservateur. J'ai déjà
évoqué Milton Friedman, mais je pourrais évoquer aujourd'hui une certaine
doctrine sociale de l'Eglise ou par exemple la proposition de loi déposée
par... Christine Boutin en 2006 qui déclarait que « Les Français
attendent un projet de société qui permette de leur redonner une dignité en
dehors de toute valeur marchande et de renforcer la cohésion sociale. C’est
pour cette raison que le Dividende universel est versé de façon
inconditionnelle à toute personne, quels que soient son sexe, son âge ou son
origine sociale ».
Aussi, il est permis
de s'interroger, à l'instar de Michel Foucault, si cette proposition n'est
pas « une manière d’éviter absolument tout ce qui pourrait
avoir, dans la politique sociale, des effets de redistribution générale des
revenus, c’est-à-dire en gros tout ce qu’on pourrait placer sous le signe de la
politique socialiste. (...) Si on entend par politique socialiste une politique
dans laquelle on essaiera d’atténuer les effets de pauvreté relative due à un
écart de revenus entre les plus riches et les plus pauvres, il est absolument
évident que la politique impliquée par l’impôt négatif est le contraire même
d’une politique socialiste.
Comme le souligne Marie Calmette, si la social-démocratie vise
en effet la réduction de l’écart des revenus, le néolibéralisme limiterait la
pauvreté absolue et ignore les inégalités.
Un seuil partage la société
entre pauvres et non-pauvres.
Au-dessus, explique Foucault, « on
va laisser jouer les mécanismes économiques du jeu, les mécanismes de la
concurrence, les mécanismes de l’entreprise. (…) Chacun devra être pour
lui-même ou pour sa famille une entreprise ».
Sous le seuil, et à sa
lisière, se trouve « une espèce de population flottante (…) qui
constituera, pour une économie qui a justement renoncé à l’objectif du plein-emploi,
une perpétuelle réserve de main-d’œuvre(...) que l'on se donne la possibilité
de ne pas (les) faire travailler, si on n’a pas intérêt à la faire
travailler ».
L’allocation universelle
menace bien de renforcer une nouvelle fois la dilution de l’enjeu politique
central de deux siècles d'histoire : le conflit entre capital et travail.
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