- Intervention du 5 octobre 2017-
"La démocratie sociale a-t-elle
encore un avenir ?"
"La démocratie sociale a-t-elle encore un avenir ? Ce dont nous sommes sûrs, c’est
qu’elle a un passé. Un terrain de conquêtes par le mouvement ouvrier, une étape
décisive qui aura été celle de la libération en 1945.
La démocratie sociale, c’est à la fois un système d’organisation et de
protection, un nœud de relations dites sociales, un champ d’équilibre exprimant
le rapport Capital / travail ou se déploient des droits. Elle a été le marqueur
d’une longue période de progrès, appuyé sur un mode de production et une vision
claire du rapport salarial. Elle est au cœur des enjeux qui se discutent aujourd’hui.
Jamais elle ne
l’aura autant été : Ordonnances sur le marché du travail, et bientôt le
régime d’assurance chômage et la formation professionnelle, le système de
retraite.
En toile de fond à venir, le paritarisme, le zèle du patronat et
l’avenir du syndicalisme.
Au-delà de l’aspect comptable des réformes en cours, ce qui se joue est
bien davantage car les impacts touchent à la fois au système d’organisation
(représentativité), à la nature des relations sociales (règles de
négociations…), au bouleversement de droits acquis (Indemnisation).
La volonté officielle est celle de la modernisation des rapports sociaux
avec la volonté de prendre en compte la réalité des entreprises.
La pression des logiques de rémunération du capital et de reconstitution
de marges, la taille des entreprises, les changements technologiques, les
évolutions de la demande, la concurrence, sont autant d’incertitudes pour les
employeurs. Leur réponse centrale et trop souvent univoque :
la flexibilité dans la gestion des contrats de travail et l’allègement du coût du travail.
la flexibilité dans la gestion des contrats de travail et l’allègement du coût du travail.
L’objectif est bien sûr la lutte contre le chômage avec le pari que la
création d’emploi vaut bien un petit recul pour les salariés. Le mot d’ordre
est donc de libérer les énergies, l’initiative, l’innovation aussi bien des
salariés que des employeurs.
Il est de se préoccuper - nouvelle classification - des outsiders plutôt
que des insiders (rentiers) ! De prendre en compte la taille des
entreprises et la nouvelle économie en intégrant une tendance lourde qui se
dessine. Celle d’une rotation accrue des postes de travail, de l’évolution
discontinue des carrières (notion de sécurité des parcours plutôt que des
statuts) avec en filigrane un sujet de fond : les mutations du travail et la course à l’innovation, avec
l’amélioration des qualifications qui est consubstantielle. Un mot est à la
mode au MEDEF : l’agilité. L’agilité réclamée des entreprises a pour
synonyme la flexibilité des salariés.
L’un des arguments avancés par nombre de chroniqueurs est de constater
que les pays où le taux d’emploi est le plus élevé sont aussi ceux ou le marché
du travail est le plus flexible. C’est ce qu’on appelle un lien de corrélation.
On pourrait rétorquer que l’exemple de l’Allemagne et de son taux de précarisation de l’emploi
n’est pas le bienvenu.
Ce à quoi on pourrait aussi faire remarquer en retour qu’au
Danemark ou aux Pays-Bas, il n’y pas pourtant pas eu de paupérisation. La vérité, c’est que la flexisécurité ne
marche que si le syndicalisme est fort. Là, ce n’est pas un lien de
corrélation. C’est un lien de causalité.
L’idée sous-jacente, très comptable, est que le travail est une charge. Elle a des conséquences. Je me souviens d’un rapport d’économiste remis
à Lionel Jospin dans les années 2000. Il proposait de taxer les licenciements.
Certains à gauche s’en félicitaient. Mais il proposait en échange de supprimer
les prudhommes. Les mêmes s’en félicitèrent beaucoup moins.
Tout cela pour dire que ces deux idées ont lentement mûri pour aboutir à
ce qui est proposé aujourd’hui à la fois sur le renchérissement des primes de
licenciement et la barémisation des indemnités prudhommales.
Tout cela pour dire aussi que se cache une certaine idéologie du
travail, apparenté à une simple marchandise ou un centre de coût, et de
l’économie.
La paradigme est de considérer que la sphère économique est une donnée
objective (à déconnecter des compétences du juge prudhommal) tandis que la
sphère sociale serait le théâtre de passions humaines et subjectives. Pour
aller plus loin, je pense que le libéralisme, ce n’est pas le capitalisme, en
ce sens que le second a besoin, en réalité de la démocratie sociale grâce à
laquelle il est d’ailleurs parvenu à se perfectionner durant plus de trente ans
d’Etat-Providence. Et ce à quoi nous assistons, justement, c'est au "désencastrement de l’économique du
contrat social".
Le contexte idéologique de tout cela est de faire croire que l’économie
relève de la science, pour mieux la dépolitiser. Sauf qu’on ne gouverne pas les
hommes comme on gouverne les choses. Il en va de même pour l’entreprise. Il
faut dépolitiser – je dirais plutôt désocialiser – les rapports qui s’y nouent.
Pourquoi dans ces conditions, avoir des institutions représentatives de
personnel, voire du mandatement syndical ?
Pourquoi ne pas instaurer un simple reportage de la demande par le biais
du referendum dans un pays qui s’alimente si bien, depuis la révolution
française, de ce lien direct entre l’universalisme de ses principes et l’individualisme
de ses sujets. Quel besoin d’avoir des médiations institutionnelles.
Programmons l’affaiblissement et dispersons au maximum, comme l’aurait dit
André Bergeron, le grain à moudre !
Certains trouveront que je force le trait. Mais ce qui se joue derrière
cette affaire est important.
Comme l’a très bien écrit le juriste Alain Supiot, « Le droit
social s’est construit sur la mise en doute du consentement du faible à la
volonté du fort. Avec la logique d’individualisation du salarié, son
consentement devient peu à peu la condition nécessaire et suffisante de l’obligation
juridique ».
L’individu, le salarié, n’est plus un sujet politique titulaire de
droits mais un homo-economicus. Le travail n’a plus que le statut de la
marchandise et n’est plus le lieu d’un rapport social qui est celui de la
subordination.
Dans ce contexte, qui est celui du libéralisme, plus les sécurités
symboliques ou sociales du passé se disloquent, plus nous affrontons des
risques de plus en plus individualisés.
Une fois que j’ai dit tout cela et rappelé quelques éléments du discours
actuel :
- Il faut libérer le travail pour développer l’emploi.
- l’économie d’aujourd’hui repose davantage sur l’enrichissement des choses que sur leur production de masse (rente),
- nous sommes à l’aube d’un basculement historique d’une protection sociale liée à des statuts vers des parcours individuels, et que se désagrègent les collectifs de travail.
Il faut constater que le pouvoir
actuel est parvenu à une chose. C’est de mobiliser les couches modernistes de
droite et de gauche autour d’un projet qui reflète à la fois un mode de vie et sa préservation et qui déterminent par
ailleurs l’offre et la demande. D’où la prise qui est donnée ainsi aux discours
populistes les assimilant à des élites.
La notion de progrès se réduit démesurément à la technique, indexée du
discours autour de la croissance. Je veux noter que c’est un discours ou semble
se dessiner parfois un point de convergence – je dirais plutôt un point de
fuite fixant la perspective - entre ses adeptes et ses zélateurs, c’est
l’annonce de la fin de travail alors même que le salariat se généralise. Ce
point de fuite commun en arrive même à théoriser la déconnexion entre travail
et revenu.
Il faut reconnaitre une chose. Les clivages d’aujourd’hui sont autre
chose que l’actualisation de références anciennes. La vision homogène que l’on
pouvait avoir des rapports sociaux s’est disloquée. Le progrès social ne
découle pas automatiquement de la croissance. Il peut exacerber des inégalités
persistantes.
Le conflit de classe ne modélise plus les issues possibles et le
sentiment d’appartenance s’est transformé. L’Etat Providence a domestiqué la
lutte des classes.
Dans ces conditions, comment la démocratie sociale peut-elle avoir un
avenir et quel peut-il être ?
Reconnaissons-le. La gauche a cessé de mettre la transformation sociale
au cœur de son projet. On rêvait de généralisation du salariat mais il s’est fragmenté.
On stipulait la collectivisation des moyens de production et on en est revenu.
On défend l’idée d’un Etat régulateur sachant qu’il n’a fait que « réguler
la température de la chaudière ». Alors quid de l’utilité d’un
progressisme de gauche ?
Le Président Macron a une vision, une représentation. On ne peut la
balayer d’un revers de main. Il faut la déconstruire. Elle est en réalité très
binaire.
- Il y aurait d’un côté la liberté, l’autonomie. De l’autre, « les assignés à résidence ».
- Il y aurait d’un côté une lecture des inégalités comme discrimination face aux opportunités, de l’autre, une lecture des inégalités qui se réduiraient à celle des revenus.
- Il y aurait d’un côté le contrat et l’incitation comme mode de régulation. De l’autre, le statut comme expression de la rente, de l’héritage, de l’immobilisme.
Bref, d’un côté, les progressistes et de
l’autre, les conservateurs.
Et bien moi je pense que tout cela est un peu simpliste. Je pense que le
progressisme, c’est tout simplement la démocratie à tous les étages. La liberté
et l’autonomie, c’est avoir confiance dans les corps intermédiaires (ou les
institutions cf démocratie locale). C’est avoir confiance dans les acteurs
organisés. Y compris pour refonder le modèle social et le modèle républicain.
Je remarque d’ailleurs que les deux sujets de l’actualité sont justement
celui de la démocratie sociale et de la démocratie territoriale avec pour enjeu
commun la survie du pouvoir intermédiaire et des contres-poids. Ce n’est pas un
hasard. C’est un reflet. Le reflet d’une conception démocratique ou
l’horizontalité masque en réalité de la hiérarchie et de la subordination.
Avons-nous les mêmes réponses face « au nécessaire renouveau
démocratique » souhaité aujourd’hui. La démocratie n’atteint son plein
régime que si elle devient sociale et territoriale. C’est une démarcation essentielle
avec le libéralisme-jacobin.
A l’heure où la demande sociale n’est plus simplement celle de la
réparation mais de l’autonomie (atomisation), il faut aller au-delà de l’action
protectrice de l’Etat. Et donc donner du corps et de la confiance à la
démocratie sociale et territoriale.
A l’heure où les mutations contribuent à déterritorialiser le travail et
interroge donc sa régulation, il faut aller au-delà des seules revendications immédiates
de ceux qui le créent.
Le travail vit une triple crise. Il me revient cette image du théâtre
classique. Il perd en unité de temps, de lieu et d’action. Ces trois unités
sont disloquées avec le temps partiel et les coupures, le télétravail et la
numérisation, la multiplicité de métiers exercés parfois en même temps.
Face à cela, il faut trouver la voie d’un discours inclusif ou le
progrès ne table pas sur la peur ou le ressentiment face à cette dislocation.
Le politique n’y parviendra pas seul. L’Etat, comme les partenaires
sociaux, ont besoin de se dépasser.
Nous revenons, je pense, sur le plan économique à un stade
pré-industriel. On passe d’une économie industrielle à une économie de
l’enrichissement (Luc Boltansky) :
la
richesse est davantage le produit de la rente, c’est-à-dire d’un accaparement
du bien commun (défini par sa consommation collective), l’impact
sur la productivité est beaucoup plus limité, en réalité, que la 2de révolution
industrielle.
Qu’est-ce que la démocratie sociale dans des entreprises déterritoiralisées (uber, rbnb…) ?
Qu’est-ce que la démocratie sociale dans des entreprises déterritoiralisées (uber, rbnb…) ?
Les vrais progressistes sont donc à un carrefour historique comme ils ne
l’ont jamais été. Sans doute la gauche revient-elle au carrefour de ses
origines, quand elle hésitait entre un Etat fort qui transforme la société ou
la libération d’énergies grâce à l’association volontaire, à la coopération.
Notre club est peut-être l’expression de cette tentative.
La démocratie sociale, comme méthode, n’a pas disparu. Evidemment.
Mais elle est en danger. Assurément.
La loi El Khomry, notamment dans sa méthode, est venue obscurcir le
bilan global du quinquennat précédent en matière de dialogue social. Il y eu
des dizaines de milliers d’accords, dans les branches, dans les entreprises, il
y a eu des dizaines d’adaptation des normes sociales à la réalité des
entreprises. Je suis étonné que le parent pauvre de la discussion ait aussi été
le compte personnel d’activité qui aurait mérité les approfondissements promis.
Et pourquoi avoir rogné aussi sur le champ de reconnaissance de la pénibilité
plutôt que de chercher à optimiser une prise en compte plus efficace ?
Le gouvernement actuel, contrairement à ce qui peut être dit, a
longuement concerté les organisations syndicales. On ne peut reprocher cela.
Jacky Bontems a raison de le souligner dans son texte. « Mais la
concertation n’est pas la négociation » alors même que l’urgence politique
et ses considérations d’agenda est venue contrarier un principe voté en 2007. Tout
projet de loi doit être précédé d’une négociation entre partenaires sociaux.
Ne faisons pas de procès d’intention. L’avenir va nous éclairer mais la
crainte est là sur les futurs dossiers, avec le risque d’un nouvel
affaiblissement des partenaires sociaux (négociation interprofessionnelle,
paritarisme dans l’assurance chômage et Formation Professionnelle)
La modernité n’est pas le pouvoir unilatéral.
Pour conclure, je ne sais pas si la démocratie sociale a encore un
avenir.
Mais ce dont nous pouvons être certain, par les temps qui courent, c’est
qu’il n’y a pas d’avenir sans démocratie jusqu’au bout. C’est-à-dire sans
démocratie sociale."
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